ENZO BAUDINO
Beirut Blast
- 4 août 2020 : portraits de sinistrés -
“Blast“ (n.m) : Ensemble des lésions et traumatismes liés au souffle d'une explosion.
Le blast, ce n'est pas l'explosion, ce sont ses conséquences..
Le 4 août 2020, en fin d'après-midi, alors que le soleil décline doucement sur la mer et embrase Beyrouth, 2.750 tonnes de nitrate d'ammonium, stockées dans le port commercial de la capitale Libanaise, détonnent.
Le blast, ça ne vient pas avec l'explosion.
C'est une question de secondes, d'un court instant après le fracas où, pour la première fois peut-être, Beyrouth est silencieuse.
Alors, circulaire, dévastateur, le blast, souffle ravageur, raffle tout sur son passage.
Les murs, les meubles, les êtres.
D'un côté, la mer.
De l'autre, Geitawi, quartier riverain, et ses habitants, pour qui demain, en quelques fractions de secondes, vient d'être balayé.
Beirut Blast, ce sont 10 portraits. 10 triptyques pour raconter l'après, la reconstruction d'un peuple dans l'incompréhension.
Doyens démunis, familles esseulées, jeunes engagés, voisins solidaires... derrière le drame, se dévoilent les liens d'une population qui, moins d'un an plus tôt, battait le pavé pour répudier un gouvernement aujourd'hui non seulement démissionnaire, mais pointé du doigt par une ville partagée en deuil et colère.
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Pourtant, lentement, se calme l'ardente brûlure de la journée, et la bête laisse doucement couler la lumière vers sa rengaine couchante.
Puis refuse, dans un bruit sec, la fin d'un nouveau jour.
Rejète, dans un souffle, les attentes du lendemain.
Sonnée, chancelante, genou à terre, relève lentement la tête pour ne constater, abasourdie, que la dramaturgie d'une histoire qui s'acharne.
Alors, après le fracas assourdissant d'un temps qui craque et se déchire, Beyrouth hurle dans un silence de fin de jour, celle qui ne serait pas, celle qui vînt quand même.
Et restent des rancoeurs.
Et à savoir, dans ce décors mortifère, ce qu'il reste de vie ?
Des visages, des noms, des espoirs. Les visages de ceux qui demeurent au milieu de ce qu'ils n'ont plus, les noms de ceux qui dressent, dans une colère taiseuse, les perspectives de leurs lendemains, et les espoirs, touchés mais pas coulés, d'un peuple qui se laisse croire à d'autres desseins qu'un goût de verre et de fumée.
Fatiguée, Beyrouth, dont les histoires s'inscrivent encore d'avantage dans l'éclat d'un jour triste. Entachée, salie, maculée d'un sang qui se mêle à la poussière.
Epuisée de tromper la mort, à nouveau.
Epuisée de devoir renaître, à nouveau.
Mais qui au travers de ses âmes, celles qui souffrent et celles qui croient, entame un inlassable couplet, une éternelle résurrection.


Baignés dans la pénombre qui plonge désormais par la gueule béante des murs arrachés, les Arméniens de Mar Mikhael, les anciens de la communauté, les doyens d'un monde qui vacille, le leur.
Alors George est une ancre, un rappel quotidien à la vie.
Ecrasé par le mois d'août, par sa propre reconstruction, s'en va chaque jour aux adresses dévastées prendre des rires aux attristés, des espérances aux désarmés.
Prendre ce dont il a besoin pour pouvoir y retourner, le lendemain.
Et sur son chemin de constater, sur les toits encore éprouvés, la rage laissée par la tempête.
Dans les cages d'escalier éteintes, décors intacts d'une triste pièce, sèchent encore sur les murs les ultimes traces des comédiens évincés.
Le rideau tombe, et les traces restent.
George ne le sait peut-être pas, mais il porte le nom d'un autre héro, qui avait cru pouvoir jouer la tragédie du petit pays.*
Qui avait vu des comédiens quitter la scène en laissant le sang se figer, réalisant, trop tard, que le quatrième mur était tombé, que les morts mourraient pour de vrai, que l'odeur, le goût et les bruits ne pouvaient être des effets.
À qui il ne restait rien d'autre que ce pays, seul acteur de ses propres drames.
* Le Quatrième Mur - Sorj Chalandon – Grasset 2013


Comme tant d'autres, ne sait que trop écouter ces cris secs, comme des échos de sa mémoire.
Venus d'un autre siècle, d'un autre millénaire, quand Beyrouth basculait, renversé par les chars et ses déchirements à venir, figures christiques et musulmanes défigurées par les illusions respectives d'un Liban qui n'existait pas, leaders d'une guerre si vile et si cruelle qu'elle en devint une blessure à jamais ouverte dans l'esprit de ceux qui lui survivraient.
30 ans après, Setta survit, assise dans son canapé, à se demander si les décombres de son salon ravagé sont bien le fruit du réel ou seulement ceux de sa mémoire.
À trop y voir, ne pas y croire, et essayer de se convaincre qu'au moins une partie d'elle-même saura oublier ce nouveau jour.
Car Setta masque à peine son visage, qui reflète des marques plus récentes que celles laissées par le temps ou les mauvais souvenirs.
S'ajoute alors parmi ceux-ci, aux jours de guerre et à ceux de joie, poussant pour se faire de la place dans une mémoire aux mains avec l'Histoire, la date du 4 août 2020.
Quand sa rue basculait, encore.
Quand son regard pleurait, encore.


Marie, 98 ans, vit avec ses enfants Hagop et Vartoug.
Atteinte de la maladie d'Alzheimer, c'est sa fille qu'elle cherche des yeux quand le blast traverse leur appartement.
Esprit usé qui, comme les autres, cherche a expliquer l'inexplicable.
“Pourquoi tu me secoues ?“
Après avoir rassuré sa mère, Vartoug file décrocher le téléphone pour appeler son amie Alice, qui vit à quelques pâtés de maisons.
La sonnerie s'éternisera, réclamant en vain l'espoir d'un bref cauchemar.


La première heure. Ou la dernière.
18h06, c'est l'heure qu'il sera encore pendant des jours, inlassablement.
Terrifiantes 18h06, dont les horloges bloquées voudraient garder pour toujours les instants qui ne restent plus.
Khachig n'a plus que faire des secondes.
Eut égard son âge, le temps n'est depuis longtemps plus un problème : “J'ai survécu à la guerre, à 2006... Je vais survivre, reprendre ma vie normale, ma vie d'avant.“
Pour lui, le temps comme un remède contre sa propre satiété.
Pour sa sœur Shaké, l'heure est cassé, le temps s'est rompu avec le blast.
Pour elle, la seconde de trop, celle qui, vangeresse d'être venue jusque là, la hante, accrochée au mur, derrière le verre brisé.


Cyril, il vit au Liban.
Pas à Mar Mikhael, mais est-ce vraiment important ?
Un membre est touché, et c'est tout le corps qui se mobilise pour soigner la zone meurtrie.
Puisqu'il faut reconstruire, là où un Etat apathique se contente de constater les dégâts, la jeunesse Libanaise incarne en ce mois d'août 2020 ce qu'il y a d'avenir dans les espoirs de ce pays, ce en quoi on a voulu croire un an auparavant, aux chants de la Thawra.
Ce que l'on pleure, aussi, quand ils partent tenter leur chance ailleurs, parce qu'ici tout est bouché.
Mais, fidèle à lui même, le Liban est une question d'identité, ô combien dans l'histoire ennemies, mais qui se reconnaît dans ces matins chaotiques dans une nouvelle ferveur : celle d'un peuple qui se peut ébranlé, mais ne saurait sombrer quand, échine courbée et face brûlée, le cèdre supplante croix et croissants.


Manal, artiste-peintre, a perdu une grande partie de ses œuvres dans l'explosion.
Les quelques unes encore en état sont entreposées dans une des dernières salles intactes de son appartement.
“La priorité, c'est ma famille, mon appart'.. Je reprendrai les pinceaux plus tard.“
Manal aimerait croire que l'on reconstruira, par delà le quartier, la société entière, qui, déjà secouée par une crise économique majeure et le Covid, s'est vu porter une forme de coup de grâce le 4 août.
Les espoirs, ça maintient en vie. Mais Manal est lucide.
D'immenses bâches ont remplacé le verre brisé, et dehors est flou.


Devant, se dessine la silhouette des silos à grain, seule construction n'ayant pas été rasée par le blast, et aujourd'hui symbole du jour maudit.
Là bas, un de ses oncles ne s'est pas relevé du fracas.
Dans son immeuble de Rmeil, deux voisins ont aussi vu l'aiguille s'arrêter à 18h06.
Les autres en appellent, sur les murs à l'aide.
Parce qu'on ne veut pas rester seuls, pas trop prendre le temps de réfléchir.
Se plonger dans demain, et éviter de trop penser à hier, on s'y perdrait.
Gueule béante, offerte au crépuscule brûlant, Eddy est confus, s'il prend le temps du souvenir.
Comment cela peut-il avoir l'air si apaisé, une fin de journée sur Beyrouth ?
Comment a-t-il pu en être autrement ?
Nous reconstruirons, nous porterons le deuil, mais a terme, il faudra des coupables.


Le quatrième jour, je me suis dit “soit tu tombes en dépression, soit t'avances...“ »
Projeté au fond de son salon, Léon a reçu de multiples éclats de verre dans le corps, laissant sur le mur le dessin de sa silhouette.
Mais ce qu'il a le plus de mal à soigner, ce ne sont pas les blessures de sa peau.
“J'ai tout eu : le déni, le désespoir... Aujourd'hui je suis en colère.“
Colère froide, celle de Léon, face à la passivité d'un gouvernement qui a failli le tuer, qui a tué 240 de ses voisins.
Sur son balcon, sa silhouette s'emporte, en guerre contre des ombres autant inaccessibles que concrètes. Colère froide, somnolente éveillée brutalement par un constat amer : le peuple est un enfant esseulé, l'Etat ne protège plus, il tue.
Demeurent les autres, les siens, ceux qui “ne tuent pas“ : “Les jeunes qui viennent tous les jours voir si je ne manque de rien, vérifier que je ne craque pas.. Ce sont mes enfants maintenant, ma propre famille.“


Artiste Syrien, Mahdi vit au Liban depuis 2017.
Engagé dans la révolution Libanaise un an auparavant après avoir fuit le régime Syrien, difficile pour lui de ne pas lier la catastrophe du port avec la nécessité d'une révolte.
“Il est ici question d'humanité. Je dois exprimer mon sentiment et je me sens très en colère, avant comme après l'explosion.
Durant ces trois jours, j'ai vu comme une responsabilité de partager les souffrances de mes amis, pour le peuple et pour le pays.
Beyrouth est une ville exceptionnelle, qui m'héberge depuis 3 ans, j'ai ma propre relation avec cette ville.
Quiconque la détruit mérite qu'on se dresse face à lui.“
Là est certainement le plus dur constat à dresser du 4 août : pour une majorité de Beyrouthins, ce n'est pas qu'un tragique accident, c'est de la négligence. A travers sa passivité, l'Etat est pointé du doigt comme responsable de la destruction de Mar Mikhael.
“Ils sont addicts au pouvoir, mais ils doivent le quitter. Ils ont prouvé qu'ils n'avaient pas la carrure ni la bonté suffisante pour nous diriger en tant que peuple et en tant qu'humains, car c'est ce dont il est question.
Et puis, je ne sais pas... Il est temps d'arrêter de diriger ce pays en se battant contre des fantômes de guerre. Il n'y a plus de fantômes, ils doivent partir. “